Sur le Balcon du Jura, les signes de la contestation des agriculteurs, qui s’est fait entendre ces dernières semaines en Europe et dans le reste du pays, sont peu visibles. S’ils estiment leur situation plutôt correcte, bon nombre de paysans de la région soutiennent toutefois le mouvement et se sentent concernés par ses revendications.
Samedi 24 février, vingt feux ont été allumés dans le canton de Vaud suivant l’appel du groupe Facebook « Révolte agricole Suisse ». Cette action s’inscrit dans la lignée du mouvement des agriculteurs qui a embrasé l’Europe depuis le début de l’année.
En Suisse, principalement en Romandie, le monde paysan s’est aussi fait entendre, mais de manière bien plus mesurée qu’en France voisine. Quelques panneaux routiers retournés, une manifestation à Genève le 3 février, une pétition lancée par l’Union suisse des paysans (USP) et la création d’un groupe « Révolte agricole Suisse » sur Facebook, qui compte aujourd’hui plus de 8’000 membres.
À Sainte-Croix, c’est à l’entrée de La Chaux que l’on trouve l’un des rares signes apparents du mouvement. En lettres noires, inscrites sur une pancarte recouvrant le panneau routier, le slogan « Notre fin sera votre faim ». Mêmes mots apposés sur un char au col des Étroits. Jacques Dumoulin, qui gère avec son père l’exploitation familiale de 45 vaches laitières, explique avoir posé le panneau à La Chaux par solidarité envers le mouvement. Mais tout comme la plupart des paysans de la région, il ne s’est pas rendu à la manifestation du 3 février à Genève, et n’a pas participé aux feux, samedi dernier. « Pour des questions de temps », explique-t-il. « Il faut bien quelqu’un à la maison pour s’occuper des animaux ». Critique des politiques agricoles et de certaines « aberrations », l’agriculteur trouve que les actions menées ces dernières semaines sont justifiées. « En France, c’est plus violent, plus radical, mais ils ont raison de faire comme ça. La situation est bien pire en France et en Europe. Nous, en Suisse, on met des panneaux, on est pacifiste. Mais on en a aussi ras-le-bol depuis des années ».
Dans la région, les agriculteurs ont conscience de se trouver dans une meilleure situation que leurs collègues européens, notamment grâce aux importantes subventions (2,8 milliards en 2022) accordées à l’agriculture par la Confédération via les paiements directs. Mais ici aussi, ils sont confrontés à des difficultés qui rendent parfois leur situation précaire. « On est peut-être les moins actifs dans la révolte, mais ça ne veut pas dire qu’on n’est pas d’accord avec ce qui se passe », avance Daphnée Wieland.
D’ailleurs, si chaque exploitation connaît des problèmes spécifiques, certains griefs sont communs et récurrents.
Trop de paperasse
Sur le Balcon du Jura, on souffre aussi d’un cahier des charges qui s’allonge chaque année pour pouvoir prétendre aux paiements directs. Pour prouver qu’ils respectent bien toutes les normes en vigueur, les paysans doivent effectuer un important travail administratif qui rallonge des journées de travail déjà bien remplies. « Il y a toujours de nouvelles normes plus strictes à respecter qui coûtent et prennent du temps, et derrière, on n’a rien de plus », explique Augustin Jaccard, 25 ans, qui a repris en début d’année l’exploitation familiale à L’Auberson. Le jeune homme se sent prêt à faire sa part pour la biodiversité mais estime que les mesures toujours plus restrictives et les nombreuses initiatives contraignent inutilement et pèsent sur le moral des agriculteurs. « Quand on regarde autour de nous, on est un des pays qui a les normes les plus strictes, autant pour les animaux que pour la biodiversité. Et c’est vrai qu’on a l’impression qu’on n’en fait jamais assez », ajoute Daphnée Wieland, 30 ans, qui gère l’exploitation familiale avec son père à Bullet.
Des prix de production trop bas
Ce sentiment de manque de reconnaissance pèse d’autant plus que les prix de la production baissent mais que les coûts impliqués dans l’exploitation, eux, augmentent chaque année. « Quand j’ai fait ma formation en 1990, on était à un peu plus d’un franc le kilo de blé. Aujourd’hui, on n’est pas à 50 centimes. Mais en même temps, le prix de l’essence augmente, l’engrais a plus que doublé en 2022. Lorsqu’il y avait des problèmes d’énergie, je suis passé de 6’000 francs à 15’000 francs d’engrais. Comme ma situation est saine, ça a passé, mais vous imaginez pour une exploitation qui est à flux tendu en permanence ? », interroge Stéphane Roulet, agriculteur depuis 30 ans à Mauborget. Des baisses de prix d’autant plus difficiles à accepter que les marges de la grande distribution, elles, ne diminuent pas, voire augmentent. En 2022, une enquête du Temps et de Heidi.news mettait en évidence les marges engrangées par le duopole Migros et Coop, principaux distributeurs de la production agricole suisse. « C’est le seul métier où on ne décide pas le prix auquel on vend les choses. Si on n’accepte pas le prix qu’on nous offre parce qu’on ne rentre pas dans nos frais, ils peuvent aller chercher le produit ailleurs, et ils le savent », explique Daphnée Wieland.
Pour autant, les agriculteurs auxquels nous avons parlé n’estiment pas leur situation catastrophique, surtout lorsqu’ils la compare avec le voisin français.
Du lait payé à meilleur prix
Ceux qui produisent du lait pour le gruyère AOP, et ils sont majoritaires dans la région, considèrent qu’ils ne s’en sortent pas trop mal du fait d’un prix d’achat supérieur à celui proposé pour l’industrie. « On a un bon prix du lait, sinon ça ferait longtemps qu’on aurait plié boutique. On ne pourrait pas tourner pour la grande distribution », explique Augustin Jaccard. Le jeune agriculteur indique toucher autour de 90 centimes par litre de lait, grâce aux différentes primes de l’AOP. En contrepartie, il doit respecter un cahier des charges plus contraignant et s’expose aux restrictions imposées par l’interprofession du gruyère qui régule la production afin de supporter la pression du marché mondial. Les aléas climatiques impactent aussi la production du fourrage sec, requis pour l’alimentation des vaches pour le lait du gruyère AOP, et dont l’achat représente un surcoût important.
En raison de prix peu avantageux, une minorité d’agriculteurs de la région a fait le choix de produire du lait pour l’industrie. Ceux qui le font sont réunis dans un groupement de producteurs de lait à La Chaux-de-Fonds qui leur permet de négocier un prix un peu supérieur.
Ainsi, un agriculteur produisant du lait pour l’industrie, et qui souhaite rester anonyme, affirme que pour lui « les affaires vont bien » et ne se sent pas concerné par la révolte des agriculteurs suisses qu’il juge injustifiée. « Ce n’est pas comme en France ici. La situation est bien meilleure grâce aux paiements directs. Ce sont les gros de la plaine qui en veulent toujours plus », déclare-t-il.
Une zone agricole avantagée ?
En Suisse, la surface agricole utile est divisée en zones. 47 % se trouve en zone plaine, 25 % en zone colline et le reste est réparti entre les zones de montagne I à IV. Les communes de Sainte-Croix, Bullet et Mauborget se trouvent en zone de montagne II. Les subventions sont donc adaptées et plus élevées pour ces zones considérées comme reculées et plus difficiles à exploiter. D’après Augustin Jaccard, les subventions seraient deux fois plus importantes en zone montagne II qu’en zone plaine, mais pour un coût de production plus élevé en zone montagne. « Les exploitations de plaine ont moins de paiements directs mais ils ont souvent des vergers, de la vigne pour diversifier leur production, ce qu’on ne peut pas avoir ici. Dans la région, on doit souvent acheter plus d’aliments car on ne peut pas les produire nous-mêmes, et on arrive à faire une quantité de fourrage moins importante qu’en plaine », explique le jeune agriculteur. Stéphane Roulet, qui élève des bêtes d’élevage et d’engraissement, considère aussi que la situation n’est pas meilleure pour la zone montagne, malgré un soutien étatique plus important. « Ici, on a tous du bétail dont il faut s’occuper tous les jours, donc on a forcément plus de charges de travail, ce qui n’est pas forcément le cas d’une exploitation 100 % culture comme on trouve en plaine ». Lui-même a toutefois su se diversifier, en produisant aussi du blé et du colza, ce qui est rare à cette altitude. Il considère que s’il s’en sort bien, c’est grâce à une bonne organisation, des revenus annexes, et parce que son exploitation a prospéré au bon moment et profite aujourd’hui de ses acquis.
De l’espoir pour l’avenir
Malgré les difficultés, les agriculteurs rencontrés témoignent d’une passion pour leur métier qui les aide à faire face. Ils sont d’ailleurs toutes et tous filles et fils d’agriculteurs et n’ont jamais imaginé faire un autre métier. Augustin Jaccard se voit même travailler dans son exploitation jusqu’à la retraite, et s’il le peut, la léguer un jour, à son tour, à ses enfants.
Tous espèrent que la révolte des agriculteurs, en Suisse et ailleurs, serve à attirer le regard sur leur situation. « Il faut profiter du mouvement avant que ça n’aille toujours plus loin. Ce n’est pas quand on sera vraiment trop bas qu’il faudra réagir », reconnaît Daphnée Wieland. La plupart ont l’espoir que la pétition de l’USP, qu’ils ont tous signée, porte ses fruits. Ils témoignent ainsi d’une confiance dans les institutions politiques et ceux qui les représentent qui explique peut-être en partie le peu d’implication concrète et coordonnée dans la révolte qui gronde. « En France, ils n’ont pas le choix, ils ne peuvent pas se faire entendre. Alors que nous, on a commencé à bouger et deux semaines après, notre pétition était chez notre conseiller fédéral. Nous, on peut se faire entendre au niveau politique », veut croire Daphnée Wieland.
Le 11 mars prochain, une rencontre entre le groupe « Révolte agricole Suisse » est prévue avec les membres du groupe agricole au Palais fédéral.
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