La sécheresse des années 2018 et 2019 altère fortement la santé des épicéas et des sapins blancs des forêts du Jura vaudois. Les arbres meurent par dizaines à petit feu. Affaiblis, certains sont attaqués par le bostryche. Le point avec René Guex, garde-forestier.
« Dans les années 2000, nous avons suivi nos premiers cours sur l’évolution du climat et ses conséquences sur la forêt. Martine Rebetez, climatologue, avait fait des prévisions, les unes optimistes et d’autres pessimistes. Et bien aujourd’hui, la situation est deux fois plus grave que son pronostic pessimiste. L’évolution a été très rapide », explique en substance René Guex, garde-forestier du triage de Bullet. L’homme veille depuis 27 ans sur 2’200 hectares de forêts, communales et privées, appartenant à quelque 800 propriétaires différents. On y trouve principalement des épicéas, des sapins blancs, mais également des hêtres, des érables sycomores et des frênes.
Une courte promenade sur la route forestière qui mène aux Cluds depuis les Planets suffit à illustrer ses propos. Des rangs entiers d’épicéas ont lâché une partie de leurs aiguilles pour tenter de se sauver. Mais ils en auraient besoin pour la photosynthèse. Leurs cellules ne se régénèrent pas et leurs branches rabougries se dessèchent peu à peu. « Il faut quatre ans, et une pluviométrie normale, pour refaire les aiguilles d’un résineux. Après les sécheresses successives de 2018 et 2019, et le printemps 2020 chaud et sec également, la plupart sont fichus », se désole le garde-forestier. « Nous n’avions jamais eu 30 degrés à 1500 mètres d’altitude », observe-t-il.
Cycle naturel
Certains arbres auraient pu vivre encore cinquante ans ou plus, comme cet épicéa rencontré au début du chemin. Haut de 30 mètres, le vénérable arbre vieux de 250 ans n’est plus qu’un squelette encore droit comme un i, mais sa décrépitude correspond au cycle naturel de la forêt. Alors que les arbres morts sont de plus en plus laissés en forêt, écorcés pour ne pas servir de festin aux bostryches, celui-ci devra être abattu afin d’éviter qu’il ne tombe sur le chemin. En attendant, il sert de garde-manger à quantité de micro-organismes utiles. Autre phénomène induit par la canicule, les « fleurs » d’une partie des épicéas ont séché sur place. Elles restent collées et pendent, rouges et sèches.
Le bostryche n’est pas absent du tableau. « Mais ce n’est pas pire que les années normales », estime René Guex. En 2020, les arbres atteints par l’insecte xylophage ont déjà été coupés. Avec ses jumelles, le garde-forestier repère les minuscules trous des femelles et les coulures de résine qui trahissent le scolyte. Au pied des arbres, de petits tas de sciure signalent aussi la présence du ravageur. Il faut alors faire vite. En trois semaines, les quelque 200 œufs pondus par insecte seront de jeunes adultes. Et trois semaines plus tard, ils seront prêts à se reproduire. Quand il est en pleine santé, l’arbre est capable de se défendre face à cette agression. Il fait monter sa sève, qui noie les œufs. Affaibli, il n’a plus cette capacité, et presque tous les arbres élus par le bostryche sont touchés. Repérés, ces arbres sont abattus, écorcés et évacués. Il faut éviter que les insectes aient le temps de se choisir une autre proie. Et c’est parfois difficile à faire comprendre à des propriétaires privés, qui n’ont pas forcément les moyens de financer les opérations. Parce que cela coûte et ne rapporte rien, résume René Guex. En amont de la ligne de chemin de fer Yverdon-Sainte-Croix, les propriétaires de bois se sont regroupés et ils ont confié l’exploitation de leurs forêts au groupement forestier de la région, soit la Fédération forestière de l’Arnon. Ils ne reçoivent rien pour le bois abattu, mais ils ne paient pas non plus les travaux, relève René Guex.
Un randonneur attentif sera surpris cette année par l’abondance des cônes des résineux. Mais au contraire de ce que l’on pourrait penser, ce n’est pas un signe de bonne santé. L’arbre se sait en danger, et il veut assurer sa descendance, explique en substance le garde-forestier. Dans ce contexte du changement climatique qui impose un stress à la forêt, René Guex souligne « l’importance de la formation et de la capacité d’observation des forestiers-bûcherons, qui sont présents quasi quotidiennement sur le terrain ».
Marché du bois déprimé et rajeunissement naturel
La situation de la forêt est plus grave encore sur les flancs du Jura, comme entre Baulmes et Rances. En 2019, des arbres moribonds, aux aiguilles rougies par le dessèchement, ont dû être abattus. Aujourd’hui, de nombreuses nouvelles sylves ont été frappées par la sécheresse et présentent le même tableau.
Quant aux aspects commerciaux de la forêt, le bois bostryché a perdu sa valeur dans un marché déjà déprimé. Au lieu d’être valorisé en charpente, il finit au mieux en lamellé-collé, au pire en palettes. « Il faudrait des aides au niveau fédéral et cantonal pour l’abattage », estime le garde-forestier, cela permettrait de limiter les dégâts. 5 à 10 % des 5500 m3 de bois abattu chaque année par les forestiers du triage de Bullet sont bostrychés, précise le garde forestier.
René Guex avoue avoir beaucoup de peine à comprendre ce qui se passe sur le marché du bois. Une bille de foyard ne trouvera pas preneur dans la région, alors qu’on acquiert du bois qui vient d’Amérique du Sud. « Les Chinois eux achètent du foyard, parce que pour eux, c’est un bois exotique ! ».
Plus résistants
René Guex fait confiance à la forêt. Les jeunes plants issus de rajeunissement naturel devraient être plus résistants aux nouvelles conditions climatiques. Comme les humains, « les arbres s’adaptent, mais il faut beaucoup de patience », dit-il. L’évolution de la forêt du Jura vaudois ira sans doute vers une plus grande diversification d’essences, avec davantage de feuillus. Les essences à feuilles caduques ont plus de chances de survie, leur cycle redémarrant à chaque printemps. Les érables sycomores souffrent peu de la sécheresse. Mais cette essence est peu intéressante pour l’exploitant.
Dans une clairière où les arbres ont dû être coupés il y a quelques années, de jeunes frênes prennent le dessus sur l’herbe, les framboisiers et les sureaux, tous apparus spontanément dans la trouée. En se penchant, le garde-forestier découvre même un jeune alisier de Mougeot, reconnaissable à la fine dentelure de ses feuilles, un spécimen rare dans la région. Certaines espèces, comme le houx qu’affectionne le garde-forestier, sont malignes. Ses feuilles ne piquent que sur le bas de la plante, à portée de museau du chevreuil !