Projection samedi 29 mai à 18 heures en présence du réalisateur Bertrand Theubet des « Héros du Tour » : non pas ceux du tour de France, mais les anciens ouvriers des usines Tornos, Bechler et Petermann à Moutier qui ont sauvé de l’oubli, grâce à la passion de leur métier, le savoir-faire et les fameux tours automatiques, ces machines qui sont le symbole de toute une région. « Mens agitat molen » : l’esprit façonne la matière. Cette maxime est inscrite sur le fronton de l’entreprise Tornos, fondée en 1914.
Quelques-uns sont venus accompagner la projection du film à Sainte-Croix : Stéphane, Georges, Walti, Martial, Jürg, Roland sont tous retraités et ont travaillé entre 30 et 50 ans dans les usines de Moutier. Toute une vie et la passion de leur métier de mécanicien de précision encore intacte. Ils consacrent désormais leur temps à la restauration et la conservation d’anciennes machines-outils exposées dans le tout nouveau Musée du tour automatique et d’histoire de Moutier. Comme à Sainte-Croix, l’ancienne usine Tornos a été transformée en supermarché, mais des tirages photographiques de grand format sont exposés dans le lieu. On y voit l’un des ouvriers expliquer à sa femme devant les images son travail en mimant sa position de travail avec force gestes au milieu des fruits et légumes.
Le film d’une vie
Très agréablement construit, rythmé par les sons et la musique avec des images d’archives et celles des hommes au travail, avec de nombreux plans sur les machines, bien entendu, le film donne la parole à ces témoins d’un pan peu connu de l’histoire industrielle du XXe siècle en Suisse romande. Un savoir-faire technologique des plus précieux qui raconte aussi toute une histoire du travail, l’essor de l’industrie des machines qui a fait de la Suisse pendant longtemps un exportateur mondial de haut niveau. On suit l’un de ces « héros » jusqu’en Inde où une usine de fabrication de machines a été installée après que le patron soit venu se former à Moutier. Il faut dire que tout un marché parallèle d’occasion s’est développé lorsque le passage à l’informatique a conduit à l’abandon de ces machines, et avec elles tout le savoir-faire et l’outillage qui allait avec.
On découvre aussi à travers ces témoignages un mode de relation entre l’ouvrier et le patronat qui a disparu avec les restructurations et l’arrivée des directions uniquement intéressées par le chiffre d’affaires. Crises à répétition à partir de 1976, licenciement de 500 ouvriers en 1983, puis à nouveau 600 licenciements en 2000. Cette évolution a laissé des cicatrices. Amertume de constater que l’industrie n’a pas su voir venir le changement, en partie à cause de la concurrence stérile entre chacun, les secrets de fabrication jalousement gardés (les vis ou les pièces de rechange de Tornos n’allaient pas sur celles de Bechler, par exemple : un détail parmi d’autres). En dehors du travail, chacune avait aussi son « Stamm », son bistrot « réservé », on ne se mélangeait pas, raconte l’un d’eux. Plus que la question politique jurassienne, c’est surtout les différences de mentalité qui semblent avoir conduit à cette impasse. L’entreprise Tornos, par exemple, était plus majoritairement catholique, alors que Bechler avait un plus grand nombre d’employés suisse alémaniques. Pas question de s’unir ou de collaborer, même si, plus tard, Tornos a fini par racheter les autres entreprises. Mais le virage était passé. Beaucoup de regrets chez ces ouvriers pour le gâchis réservé à cette industrie encore solide dont ils sont allés retirer les pièces de collection dans les bennes à ordures.
Ce qui ressort peut-être le plus, à la fin du film, est le manque de considération subi par ces hommes. L’un d’eux résume cela à 6 bouteilles de vin : son cadeau de départ, licencié après 50 ans de travail ! Un autre avait pensé pouvoir garder sa blouse de travail. On lui a signalé sèchement qu’il devait la rapporter. Il fut un temps où le patron se faisait un devoir de venir apporter lui-même l’enveloppe du salaire en serrant la main à chaque ouvrier, qui pouvait se permettre de faire une suggestion ou parler directement avec lui en cas de problèmes. On peut appeler cela du paternalisme, mais ce mode de relation était simplement humain. C’est la disparition de cet état d’esprit qui occasionne des souffrances.
La richesse de la transmission
L’autre aspect réjouissant qui émane du film, c’est la passion de ces hommes pour leur métier. Une petite flamme qu’ils ont pu retrouver avec la réalisation de ce musée et la conservation de toute une mémoire du travail et de la région. On les voit retrouver les anciens plans d’origine, dessinés à l’échelle sur du papier-calque ou le carnet de dessins original de l’ingénieur André Bechler, sauver quelques machines, les transporter et les restaurer – ils se font une fierté que chacune fonctionne encore. Ils retrouvent aussi des microfilms datant de 1942 et dénichent même dans un local l’appareil permettant de les visionner. On découvre aussi avec eux les gestes et les bruits du travail, les mains dans l’huile plutôt que sur un écran.
À l’issue du film, le débat sera nourri, animé habilement par Jean-Baptiste Flamand. Bertrand Theubet avoue n’avoir pas mesuré au départ l’impact que ce film pouvait avoir, notamment auprès des apprentis mécaniciens d’aujourd’hui, au point que l’entreprise Rolex a décidé de réintroduire une formation « de base » sur ces machines, qualifiées par le réalisateur de « l’ADN de l’industrie. Sans ces tours, rien ne se fait, elles sont à la racine de tous les objets de notre quotidien », explique-t-il.
Bertrand Theubet est Jurassien lui-même, de Porrentruy. Pour lui, c’est une évidence : le Jura, c’est le décolletage. Cela peut s’expliquer d’ailleurs par l’histoire. Au Moyen Âge on a découvert du fer dans le Jura, qui appartenait à l’Évêché de Bâle. Une proto-industrialisation s’y est développée il y a donc fort longtemps, celle du verre également. Et pour cela, il a fallu aller chercher des ouvriers loin à la ronde, dans le nord surtout. Catholiques pour la plupart.
Enfin, une dernière anecdote à la suite de l’échange avec le public : le réalisateur raconte son plaisir à avoir pu vraiment faire son métier, comme il l’aime, à pouvoir prendre son temps et voir les choses depuis les « coulisses ». Il a, à son actif, une soixantaine d’émissions Temps Présent et toute une carrière à la télévision, mais le rythme de travail à la RTS ne permettait pas souvent les rencontres. Ce film-là a pu se tourner pendant près d’un an, et presque par hasard au départ. Au final, c’est bien à ce plaisir et à la richesse de cette transmission que le spectateur a pu assister.
D. Corminboeuf