
À Bullet et à L’Auberson, Serge Gander et Yvan Pahud partagent les inquiétudes des milieux forestiers suite à cette annonce : si le bois transite désormais par la route, les frais de transport seront plus élevés. Ajouter ne serait-ce que 6 à 7 francs au prix de chaque m3, se vendant actuellement à 70 francs pour le beau bois et à seulement 25 francs pour le bois d’industrie, c’est exposer l’entrepreneur au risque de ne plus pouvoir écouler sa production. Déjà durement malmené depuis quelques années, ce secteur industriel risque de connaître des conditions de travail encore plus précaires : « On ne gagne déjà plus grand-chose aujourd’hui, surtout sur du bois d’industrie, la situation sera encore plus difficile à l’avenir », relève Serge Gander.
« Le transfert de ces transports du rail à la route est en totale contradiction avec la politique cantonale qui vise à privilégier le transport par le rail », ajoute Yvan Pahud qui se soucie de l’impact écologique que pourra avoir cette décision dans les prochaines années, mais également des problèmes de sécurité routière que cela risque d’engendrer : avec un tonnage global d’environ 3'000 m3 de bois par année pour les entrepreneurs locaux, sans compter les chargements provenant de la commune de Sainte-Croix, ni ceux des professionnels neuchâtelois qui chargent leurs marchandises sur les trains de Travys SA à Sainte-Croix, il faudrait, selon les calculs du bûcheron de L’Auberson, environ cent vingt camions par année de plus qui descendent à Yverdon-les-Bains, sur un axe routier déjà largement surchargé.
Le malaise et l’incertitude quant à l’avenir de leur travail est flagrant chez les entrepreneurs forestiers, qui ne se satisfont pas de cette décision qui leur paraît unilatérale. Des contacts sont pris avec le transporteur et le Canton pour trouver une solution.
Sainte-Croix et Bullet s’engagent dans la discussion
Du côté des Municipalités de Sainte-Croix et de Bullet, les retombées économiques de cette décision n’inquiètent pas outre mesure. Si la facture du transport par route sera plus élevée, on s’attend à une diminution des contributions communales à la société Travys SA, qui ne couvre que 50% de ses frais avec ses propres recettes et dépend, pour le reste, de subventions cantonales et communales (environ 500'000 francs pour Sainte-Croix et 30'000 francs pour Bullet, par année).
Malgré cela, du côté politique, l’heure est également à l’interrogation et aux craintes des impacts sur notre région. Outre le bois, c’est également la politique de l’acheminement des déchets ménagers jusqu’au Centre des déchets par incinération à Lausanne qui est remise en question. Un peu plus de dix ans après l’inauguration officielle de l’usine TRIDEL, c’est l’entier de la stratégie développée alors pour le transport des déchets par le rail qui se retrouve abandonnée. Philippe Duvoisin, municipal à Sainte-Croix, souligne que « lors de la construction de TRIDEL, toutes les entreprises de transport ont été informées que désormais tous les déchets incinérables seraient convoyés par le rail et elles étaient d’accord. Travys SA, à quelque part, ne joue pas le jeu écologique et ne continue pas la politique mise en place il y a quelques années ».
Jean-Franco Paillard, syndic de Bullet, regrette que le monde politique n’ait pas été contacté ni même consulté avant cette décision. Il souligne également un manque d’informations de la part de Travys SA : la Municipalité de Bullet n’a, en effet, reçu aucun courrier de la part de l’entreprise sise à Yverdon-les-Bains, alors qu’elle est également un partenaire à part entière de la ligne ferroviaire, au même titre que Sainte-Croix. Il s’indigne également du fait qu’on ne tienne clairement pas compte des incidences de cette décision sur le trafic routier régional, déjà fortement engorgé.
Avec le retrait du transport par le rail, ce seraient en effet environ deux cent huitante camions de plus qui devraient emprunter annuellement la route de la côte sur l’année, bois et déchets ménagers confondus. L’augmentation très forte de la circulation routière de ces dernières années a malheureusement impliqué également une recrudescence des accidents. Cet axe routier, par lequel transitent environ six mille véhicules par jour, est un véritable point noir de la circulation, surtout entre 6h et 8h et entre 16h et 19h. La situation, déjà très tendue à l’heure actuelle, menace de devenir catastrophique. Des études sont en cours depuis quelque temps déjà au niveau du Canton pour modifier ce tracé et le sécuriser, elles deviennent primordiales au vu de cette nouvelle situation.
Un courrier a été envoyé par les représentants de la Municipalité de Sainte-Croix à l’attention de Jacques-André Mayor, président du Conseil d’administration de Travys SA afin de tenter de trouver un terrain d’entente entre les différentes parties. Dans l’attente d’une réponse, des études sont déjà en cours pour trouver des adaptations et définir des possibilités de gestion pour les transports de marchandises.
Grand Conseil interpellé
Mardi 7 mars, Yvan Pahud, député UDC, a déposé une interpellation conjointe avec la Vallée de Joux (cosignée par Hugues Gander, et Dominique Bonny, pour la Vallée de Joux), résumant les faits et les inquiétudes suite à la décision de Travys SA, qu’il considère unilatérale. La réponse du Canton à ce texte se fera, une fois l’interpellation validée, dans les trois mois qui suivent son dépôt, selon la voie légale.
Dans l’intervalle, la conseillère d’État Nuria Gorrite a toutefois accepté de nous livrer quelques éléments des réflexions cantonales. En préambule à notre entretien, elle rappelle que la décision de Travys SA n’est aucunement unilatérale car le transporteur est, en quelque sorte, victime de la décision des betteraviers au mois de janvier 2017 (cf. encadré), qui signifie une baisse énorme de rentabilité du transport de marchandises sur des lignes qui se trouvent déjà en flux tendu. Elle rappelle que, dans le domaine du transport de fret, soumis à d’autres règles que le transport des voyageurs, on considère que celui-ci doit être autoporteur au bout de trois ans d’existence. Ce qui n’est malheureusement clairement pas le cas chez Travys SA. Des contacts sont d’ores et déjà pris avec le transporteur pour examiner cette situation qui n’est, à l’heure actuelle, pas totalement irréversible, Travys SA étant ouvert à la discussion sous certaines conditions.
Madame Gorrite se permet également de rassurer le public : le Canton a investi nonante millions pour les nouvelles rames voyageurs et trente millions pour l’amélioration des gares sur le tracé Yverdon – Sainte-Croix. Cette ligne est conçue pour durer et la décision d’arrêter le transport des marchandises prise par Travys SA dernièrement n’est aucunement une menace pour cette ligne qui vient d’être renforcée. L’objectif du Canton est de maintenir Travys SA, une société certes privée, mais qui bénéfice de subventions publiques, du moins au niveau du trafic des voyageurs.
La conseillère d’État conclut en soulignant : « Je suis convaincue qu’un des grands enjeux de la prochaine législature sera de poser une stratégie cantonale en matière de transport de marchandises », un secteur économique qui se révèle aujourd’hui fragile.
Travys SA laisse une petite porte ouverte à la discussion
Du côté du transporteur, c’est Monsieur Daniel Reymond, Directeur, qui se charge de nous donner quelques éléments de réponses sur ce dossier qui attise les débats : « Cette décision n’a pas été prise facilement et nous sommes conscients que cette suppression peut avoir quelques conséquences pour certains clients. Nous nous sommes battus aussi longtemps que possible pour offrir l’avantage d’une desserte marchandises à l’économie locale. La décision de la sucrerie d’Aarberg n’est que la dernière d’une longue liste qui a débuté avec l’abandon du Cargo Domicile par CFF, le transfert à la route du transport du courrier postal, sans parler des transporteurs de bois qui n’utilisaient nos services que pour certains trafics. » Le glas du transport de fret sur les deux lignes de la Vallée de Joux et de l’Yverdon – Sainte-Croix, qui étaient déjà déficitaires dans ce domaine, a sonné beaucoup plus tard que sur la plupart des lignes régionales, qui ont souvent abandonné ce trafic il y a des décennies. Il rappelle également que les volumes transportés, hors betteraves, sont faibles : moins d’un wagon par jour et par ligne.
« Cette décision n’est pas irréversible car l’infrastructure ne sera pas démontée. Si un client potentiel se déclare prêt à payer le transport à prix coûtant ou qu’un tiers décide de s’engager pour combler le déficit, le trafic de fret pourrait continuer. Toutefois, ce prix coûtant sera à la hausse ces prochaines années en raison des coûts en augmentation car il n’est plus possible de produire des trains de marchandises en marge du trafic voyageurs. Les coûts seront à répartir sur un trafic toujours plus faible : il faut parler de montant à six chiffres par an, sans compter les investissements nécessaires pour mettre aux normes du matériel âgé entre 25 et 70 ans ! », souligne Daniel Reymond. De plus, la pertinence économique et environnementale du transport de marchandises est liée à la possibilité de produire des trains réguliers, avec un certain volume de chargement, ce qui ne semble pas être possible en l’état.
Interrogé également sur les questions écologiques soulevées par le public et différents intervenants proches du dossier, Daniel Reymond souligne que cet impact est négligeable, soit en moyenne annuelle un à deux camions par jour sur la route. Par ailleurs, sur la ligne reliant Le Pont au Brassus, il fait remarquer que Travys doit utiliser pour les manœuvres une ancienne locomotive diesel qui a déjà plusieurs décennies au compteur et qui sans doute n’est pas moins nocive pour l’environnement que les nouveaux camions de transport, dont les normes ont fortement évolué ces dernières années.
La décision communiquée par écrit début février aux entrepreneurs et communes concernés a été confirmée ces derniers jours par les membres du conseil d’administration.
Tout commence avec les betteraves…
Toute cette histoire débute en janvier de cette année, lorsque le Centre betteravier suisse d’Aarberg informe les producteurs de ces racines que, d’ici quelques années, les betteraves seraient chargées sur le rail à La Poissine, près de Grandson. Une vingtaine de producteurs du Nord vaudois s’engagent alors dans un projet pilote d’optimisation des transports et confient désormais à Cand-Landi les manœuvres de chargement, délaissant les lignes de Travys SA pour le transport de leur production jusqu’au site d’enwagonnage. Économiquement parlant, il est plus avantageux de charger un train complet de dix-sept wagons à Grandson, alors que sur les lignes ferroviaires de Travys SA, on ne peut faire transiter que trois wagons à la fois.
La perte des betteraves va ainsi sonner le glas du transport du bois et des déchets ménagers sur certaines lignes gérées par Travys SA : tonnages réduits (242 wagons sur la ligne en 2016, dont 120 contenaient des betteraves) ; manque de personnel pour les manœuvres, un matériel roulant – dont la locomotive « Crocodile » bien connue – qui n’est plus adapté aux nouvelles installations de sécurité ; une perte financière importante pour ce secteur, qui se retrouverait désormais fortement déficitaire. Face à ces données, Travys SA opte alors pour la suppression du transport des marchandises sur les lignes Yverdon - Sainte-Croix et Le Pont - Brassus. Décision transmise par courrier aux différents utilisateurs de la ligne au début du mois de février.
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