Le loup, cet animal discret qui préfère œuvrer de nuit ou dans le brouillard est, depuis quelques mois, sous le feu des projecteurs en Suisse. Dans la région aussi, après une accalmie de plusieurs mois, les attaques sur des animaux de rente se sont multipliées depuis la fin de l’été. Elles sont, pour la grande majorité, attribuées à la meute transfrontalière de Jougne-Suchet. Mais en Suisse et en France, les mesures apportées pour y faire face diffèrent.
Dans les archives de la commune de Sainte-Croix, on trouve plusieurs mentions du loup datant de la première moitié du 19e siècle. On apprend par exemple que le 1er juillet 1805, 310 hommes se sont rassemblés pour chasser le loup. Et vingt ans plus tard, un procès-verbal de la Municipalité datant de 1826 fait mention d’une mobilisation en vue d’assister les communes françaises qui organisent une chasse au prédateur.
Officiellement disparu de Suisse à la fin du 19e siècle, Canis lupus refait parler de lui dans la région depuis quelques années. Le 6 septembre dernier, à La Prise-Perrier, à L’Auberson, Maurice Pahud a vécu sa deuxième attaque en deux ans. Ce jour-là, un de ses veaux manque à l’appel. Il le cherche durant cinq jours, en vain, pensant qu’il s’est égaré. « Un inspecteur de la faune m’a finalement appelé pour me dire qu’ils avaient vu un loup passer sur un piège photographique avec quelque chose dans la gueule, donc on pense que c’est ça », explique l’agriculteur. L’attaque est référencée sur le site du canton parmi les attaques du loup sur les animaux de rente.
Début octobre, Louis Cruchaud, lui, a subi une tentative de prédation sur un troupeau de vaches allaitantes et de génisses qui paissaient sur un pâturage au Mont-des-Cerfs, près du col des Étroits. Vers 5h du matin, le 8 octobre, il découvre ses bêtes regroupées, apeurées, le long du fil de la clôture. « On pouvait voir qu’elles avaient labouré le parc. Elles ne se sont sûrement pas laissé faire », explique-t-il. L’agriculteur aperçoit alors ce qu’il décrit comme un gros canidé. Mais pour lui, l’attaque n’est pas l’œuvre d’un individu isolé. « Ces vaches pèsent entre 350 et 700 kilos. Un loup seul ne s’en prendrait pas à d’aussi gros animaux ».
Les agriculteurs interrogés ignorent souvent qui sont les loups qui attaquent leurs animaux. Pourtant, la meute installée dans la région semble bien vouloir y rester. Alors nous avons eu envie d’en savoir plus sur elle et comprendre de quelle manière les autorités réagissent à ses prédations de part et d’autre de la frontière.
Profilage
On compte cinq meutes évoluant sur le territoire cantonal, selon le site officiel de l’État de Vaud : celles du Marchairuz et du Mont Tendre, et trois meutes transfrontalières, celles du Risoud, de Haute Valserine et de Jougne-Suchet. D’après les analyses ADN effectuées, les quatre dernières meutes seraient toutes issues des loupiotes de la meute du Marchairuz qui se seraient dispersées une fois adultes. Des individus isolés traverseraient également le territoire.
Dans la région, les attaques sur des bovins sont en recrudescence depuis le mois de septembre, que ce soit sur la commune de Sainte-Croix (2) ou à La Côte-aux-Fées (2) dans le canton de Neuchâtel. Côté français, d’après Benoit Fabbri, directeur à la Direction départementale des territoires du Doubs, sur l’ensemble de l’année, sept prédations seraient l’œuvre de la meute qui sévit également à Sainte-Croix : celle de Jougne-Suchet.
Inspecteur de Police Faune-nature pour la Direction générale de l’environnement (DGE), Alain Seletto connaît bien les loups de cette meute qu’il a vu arriver il y a plus de deux ans sur son terrain qui couvre Vallorbe, Suchet et Orbe. « Au départ, on l’avait appelée « Joux-Suchet ». Mais les gens croyaient alors qu’il s’agissait d’une nouvelle meute à la Vallée de Joux, alors qu’on parlait de La Joux à La Limasse à Sainte-Croix », explique-t-il.
En France, les premiers indices de la présence de loups du côté de Jougne remontent au début de l’année 2022. Naturaliste autodidacte passionné, Jean-Marie Thévenard est alors sollicité par l’Office français de la biodiversité (OFB) pour prospecter sur leur présence. « Il y a d’abord eu des indices de la présence d’un loup, puis deux, puis on a identifié qu’il y avait un couple à partir de septembre 2022 ».
Grâce à un réseau d’une vingtaine de pièges photographiques installés des deux côtés de la frontière, les inspecteurs de la faune et leurs homologues français suivent les déplacements de cette meute et évaluent, approximativement, le nombre d’individus qui la composent. Des tests ADN permettent de confirmer certaines suppositions. « On sait qu’elle est constituée actuellement du couple reproducteur F79 et M207, accompagnés vraisemblablement de deux subadultes, les louveteaux nés en 2023 qui sont restés dans la meute, et de quatre petits nés cette année », explique Alain Seletto le 18 octobre. Soit huit loups. Mais le 25 octobre dernier, un tir effectué dans la commune des Fourgs a probablement réduit ce nombre à sept.
Issus par les deux parents de la souche italienne, les loups de la meute de Jougne-Suchet seraient, d’après l’inspecteur de la faune, plus petits que ceux du Mont Tendre, dont le mâle reproducteur, M351, proviendrait d’une souche d’Europe centrale. « On pense que M351 avoisine les 50 kilos. Et un louveteau qui avait été prélevé l’année dernière dans cette meute en pesait déjà 27. C’est plus lourd qu’une louve adulte de la meute du Suchet ».
Un grand territoire
Travaillant régulièrement dans la forêt avec sa chienne, qu’il a dressée à pister les crottes et l’urine des loups, Alain Seletto sait quels sont leurs lieux de passage privilégiés et les limites de leur territoire. Celui-ci est relativement grand, et s’étire désormais sur une partie du Doubs, sur tout le massif du Suchet et jusqu’au canton de Neuchâtel. Mais la meute transfrontalière serait avant tout « domiciliée » de l’autre côté de la frontière. « C’est sûr que la tanière de mise bas se trouve côté français. Si on voulait quantifier, la meute serait à 70% du côté français et à 30% du côté suisse. Sainte-Croix est un territoire de chasse, mais c’est en France qu’on verra les loups dormir », explique l’inspecteur de la faune. Peut-être en raison d’un massif forestier plus dense, moins d’activités humaines et de passages, ou encore un accès privilégié à l’eau.
En devenant adultes, certains louveteaux restent dans la meute et s’occupent alors des nouvelles portées. D’autres la quittent et cherchent à en former une nouvelle. Alain Seletto n’exclut pas qu’à l’avenir, une nouvelle meute puisse ainsi se former sur le Chasseron ou au Creux du Van, profitant de la disponibilité de territoires inoccupés.
On estime que les premiers cas de prédations de la meute du Suchet sur des bovins ont véritablement commencé à l’automne 2023. On dénombre alors plusieurs attaques en France et en Suisse, puis plus rien pendant des mois. Mais depuis septembre, elles ont repris de plus belle, peut-être en raison de l’agrandissement de la meute. « Jusqu’à présent, ils étaient peu nombreux, mais maintenant ils commencent à avoir des bouches à nourrir. Aujourd’hui, les louveteaux ont environ 6 mois, ils font la même taille que leurs parents et les accompagnent à la chasse, ce qui augmente leur force de frappe », décrit Jean-Marie Thévenard. Il a assisté à la montée en puissance des attaques de la meute côté français. « De septembre à octobre, c’était une attaque tous les 4-5 jours sur des veaux ou des génisses, ils n’ont pas arrêté ».
Le loup s’établit généralement dans les régions où se trouvent des cerfs, qu’il contribue à réguler. Mais, opportuniste, il se rabat volontiers sur des proies plus faciles comme les animaux de rente. Si les attaques des loups sur des moutons ont toujours existé, il est cependant plus rare qu’ils s’en prennent à des bovins. « Les premiers cas de prédation ont commencé avec la meute du Marchairuz », explique Alain Seletto. « Mais comme toutes les femelles génitrices des meutes présentes dans le canton de Vaud en sont issues, on voit aujourd’hui que ce comportement se retrouve maintenant chez les autres aussi. En comparaison, la meute du Suchet fait beaucoup moins de dégâts, mais ses attaques ne sont pas à minimiser ».
Les agriculteurs de la région se sentent en effet désemparés face au retour du prédateur. « On y pense tout le temps », témoigne Isabelle Dériaz, agricultrice à Baulmes. Avec son mari, ils n’ont encore jamais subi de prédation, mais ils savent que leurs bêtes, qui paissent l’été à La Limasse, sont vulnérables. « C’est la première fois cette année que je n’ai pas dormi de la nuit en pensant à nos animaux. On ne sait pas comment on retrouvera nos bêtes au matin ».
Estimant les mesures de protection contraignantes, coûteuses, voire impossibles à mettre en place, de nombreux éleveurs considèrent que la cohabitation doit passer par une régulation active du prédateur.
Une meute, deux approches
Toutes deux signataires de la Convention de Berne qui classe le loup comme espèce strictement protégée, la Suisse et la France autorisent cependant des tirs, sous certaines conditions. Mais leurs approches diffèrent. En France, la loi permet des tirs de défense. Des louvetiers peuvent abattre un loup revenant attaquer un troupeau. Deux loups auraient ainsi été abattus en septembre et en octobre, du côté des Fourgs, lors de tirs défensifs létaux.
En Suisse, les cantons peuvent autoriser des tirs de régulation avec l’approbation de l’Office fédéral de l’environnement (OFEV) si d’autres mesures de protection s’avèrent inefficaces. En septembre, le canton de Vaud a ainsi demandé et obtenu l’autorisation d’abattre la meute du Mont Tendre, responsable de 34 attaques cette année. En comparaison, la meute de Jougne-Suchet serait «seulement» responsable de trois attaques dans le canton en 2024. Le Département de l’environnement n’aurait émis aucune décision de régulation la concernant, selon une porte-parole de la Direction général de l’environnement.
La meute de Jougne-Suchet étant transfrontalière, la décision d’une éradication totale ne pourrait pas être prise unilatéralement. Et si sur le terrain, les inspecteurs de la faune suisses et leurs homologues français collaborent et échangeant de nombreuses informations, il n’existe pas, à ce jour, de politique commune entre les deux pays. « On a des contacts réguliers avec nos homologues du canton de Vaud, on échange beaucoup d’informations, systématiquement, et chacun sait ce qui se passe chez le voisin. Mais on n’a pas de stratégie coordonnée parce que, de fait, on n’applique par les mêmes principes de tir », explique Benoit Fabbri, directeur à la Direction départementale des territoires du Doubs.
La protection du loup sera débattue à l’échelle européenne début décembre. Son statut pourrait ainsi passer à « espèce protégée », en vertu d’un assouplissement de la Convention de Berne. Des tirs de régulation pourraient alors également être autorisés côté français, ouvrant ainsi peut-être la voie à une gestion coordonnée de la régulation des loups entre les deux pays.
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