La pharmacie Touré, autrefois Peter, va déménager à la rue de l’Industrie à mi-juin. Elle a été reprise par le groupe Galenica, qui a réengagé toutes les collaboratrices. Clap de fin pour une officine centenaire, dans une des rues les plus anciennes de Sainte-Croix qui perd peu à peu ses commerces.
« C’est fini, la pharmacie n’est plus à moi ». Rencontré au lendemain de la vente de l’officine qu’il a tenue pendant quatre décennies au haut de la rue Centrale, Ibrahima Touré dissimule son émotion derrière ses lunettes noires. Certes, il n’apparaissait plus derrière le comptoir depuis 2016, laissant la partie opérationnelle à une équipe de pharmaciennes et d’assistantes chapeautées par Catherine Henry, mais avec la vente au groupe Galenica, c’est une page qui se tourne. Toujours à la barre, Catherine Henry relève « la confiance accordée par Ibrahima Touré à l’équipe en place, qui a pu travailler sans pression et dans une très bonne ambiance ».
Ibrahima Touré n’avait pas pensé remettre son commerce à une chaîne. Mais comme son prédécesseur, Jean-Claude Peter, il a constaté qu’il était « très difficile aujourd’hui de trouver un repreneur qui ait la capacité d’investir ». L’éventualité d’un rachat avait déjà été abordée il y a une dizaine d’années, évoque le pharmacien, mais il n’avait pas donné suite. Ce n’est que lorsque la grande chaîne a manifesté son intention d’ouvrir une officine à la rue de l’Industrie que la discussion a repris. « Trois pharmacies à Sainte-Croix, cela aurait été trop », confie le désormais complètement retraité, à 80 ans.
Premier jour
Ibrahima Touré se souvient très bien de son premier jour à Sainte-Croix. « C’était en mai 1974, le temps était vraiment maussade. J’avais quitté Lausanne avec le soleil ! ». Il s’étonne de ce décalage auprès de Denyse Peter, la femme de son nouveau patron, présente ce jour-là, qui lui dit avoir ressenti la même chose. Aujourd’hui, à 94 ans, Denyse Peter s’en souvient encore : « Je venais de Vevey, je portais une petite robe, et en arrivant, il pleuvait et faisait froid ! » En dépit de cet accueil météorologique mitigé, le nouveau pharmacien s’installe à Sainte-Croix avec son épouse Françoise, infirmière, qui travaillera comme infirmière visiteuse, puis au CMS. Le couple aura trois enfants. Tous font de belles carrières, mais aucun ne s’est destiné à la pharmacie, d’où la vente du commerce, « en accord avec mon épouse », souligne Ibrahima Touré.
Enfance en Côte d’Ivoire
Citoyen suisse depuis 1982, l’homme ne s’est pas engagé en politique, même s’il exerce son droit de vote. « En Suisse, tout est tellement équilibré qu’il est difficile de choisir de s’engager d’un côté ou de l’autre ». Au chapitre des souvenirs, Ibrahima évoque brièvement son enfance en Côte d’Ivoire.
Né dans une famille éduquée – son père est professeur de lettres – et proche du gouvernement de Sekou Touré, il perd sa mère à l’âge de huit ans. En 1967, son père disparaît et c’est son frère Mamouna Touré, de 22 ans son aîné, alors pharmacien à Paris, qui fait venir Ibrahima en Europe. Il avait réussi son bac à Conakry, en Guinée. Et avait fait un jour de prison pour avoir, dans un devoir imposé, rendu le régime au pouvoir responsable des pénuries!
Arrivé en Suisse, il passe sa maturité à Fribourg, puis enchaîne les diplômes de pharmacien et de biochimiste, à l’Université de Neuchâtel, puis à Lausanne. Il sera pendant un an assistant en parasitologie à l’Université de Genève – c’est là qu’il rencontrera celle qui deviendra sa femme – puis est engagé par Jean-Claude Peter en 1974.
De bon conseil
À ses débuts dans l’officine, il fait beaucoup de préparations, dont la célèbre friction de Louise du Château, qui soulage les rhumatismes, mais aussi des pastilles pectorales, du sirop pour la toux, des antidiarrhéiques… des remèdes peu à peu remplacés par des prescriptions de médicaments fabriqués par l’industrie pharmaceutique.
Ancien médecin chef de l’hôpital de Sainte-Croix, le Dr Paul Schneider souligne « avoir côtoyé avec plaisir Ibrahima Touré : « il avait de grandes connaissances professionnelles et il était toujours de bon conseil ».
En succédant à Jean-Claude Peter en 1985, puis en achetant le bâtiment cinq ans plus tard, Ibrahima Touré avait repris des éléments anciens de la pharmacie, dont le meuble qui orne depuis des lustres une des vitrines du magasin. Denyse Peter s’en souvient avec émotion : «Il était à mes beaux-parents, je l’ai toujours vu ». Il a été vendu avec le reste du mobilier, à l’exception d’une collection de flacons anciens en verre ambré et des pots en céramique, auxquels le retraité tient beaucoup. « Chaque employée a pu en choisir un ou deux en cadeau », relève Catherine Henry.
Libéré de ses obligations professionnelles, Ibrahima Touré pourra apprécier pleinement sa passion pour le golf. Il a aussi beaucoup pratiqué et aimé le tennis. Joueur perfectionniste, il avait été le premier à acquérir un lance-balle pour pouvoir s’entraîner.
Il a même été président du Club de tennis de Sainte-Croix pendant une dizaine d’années. Francis Haarpaintner se souvient :« il avait organisé une fête pour le 75ème anniversaire du club. Ce jour-là, il pleuvait des cordes, et les activités ont dû être rapatriées au bâtiment communal ».
Continuité pour les clients
« La pharmacie reste ouverte à la rue Centrale jusqu’à son déménagement à la rue de l’Industrie 19, prévu le 17 juin », souligne d’emblée Catherine Henry, pharmacienne responsable. Elle rassure également les nombreux clients dont les ordonnances en cours sont déposées dans l’officine. Elles ont été transférées dans le nouveau système informatique. Les dossiers clients et les ordonnances périmées sont conservés également.
La petite dizaine de pharmaciennes et d’assistantes actives dans le magasin sont désormais salariées par le nouveau propriétaire, mais fonctionnent de manière autonome. Galenica, dont les enseignes Sun Store sont gérées par la société GaleniCare, a ses propres codes de présentation des produits, que l’on retrouve dans toutes les pharmacies de l’enseigne.
Près d’un siècle d’activité
La pharmacie Peter s’était installée il y a près d’un siècle dans une des plus anciennes maisons de Sainte-Croix, évoque Jean-Samuel Py, ancien conservateur du Musée des Arts et Sciences. À ses débuts, elle n’occupait qu’une petite partie de la surface actuelle, dans l’autre travaillait un tailleur pour hommes.
Fondateur de l’officine avec sa femme Marthe, également pharmacienne, rencontrée sur les bancs de l’Université, Jean Peter était connu pour son intérêt pour la botanique. En 1930, il avait été l’un des membres fondateurs du jardin botanique de la Dryade, sur les flancs du Cochet. Président du comité, il passait beaucoup de temps au jardin. Jean Peter a aussi présidé la commission scolaire. Homme grand et fort, il impressionnait : « Plusieurs anciens élèves, devenus adultes, m’ont confié qu’ils se présentaient en tremblant devant lui. C’est vrai qu’il leur passait d’abord un bon savon, mais cela finissait par un éclat de rire ! », évoque Denyse Peter. Tandis que Jean Samuel Py, dont la maman était institutrice à cette époque, rapporte que l’inspecteur « tétanisait aussi les enseignants! ».
Denyse Peter, veuve de Jean-Claude Peter, ne se souvient pas exactement quand son mari – aujourd’hui décédé – avait repris la pharmacie. Elle et sa famille n’ont jamais résidé à Sainte-Croix. Jean-Claude Peter avait engagé Ibrahima d’abord comme pharmacien responsable, avant de lui remettre l’officine, alors qu’il souffrait des genoux et ne pouvait plus être sur ses jambes à longueur de journée. « Monsieur Touré était remarquable, il savait ce qu’il faisait et il conseillait très bien, mais il a eu besoin de temps pour faire son chemin », évoque Denyse Peter. « Au début, les gens le regardaient un peu drôlement, un pharmacien noir à Sainte-Croix, c’était assez nouveau », se souvient la nonagénaire.
C. Dubois