Il était une référence dans l’univers de la chanson romande. En près de cinquante ans de carrière, Michel Bühler, auteur-compositeur-interprète-dramaturge, a produit près de 300 chansons, une vingtaine de récits, de romans et de pièces. Mais il aura surtout marqué son époque et ses pairs par la simplicité qu’il a su conserver malgré ses succès, son grand cœur et la constance dans ses engagements politiques et sociaux.
J’ai vingt et un ans,
c’est donc le moment
De participer à la vie du temps
Mais comment le faire
lorsqu’on n’est pas
Riche ou bien célèbre,
et que l’on n’a pas
Le poids des années qui,
dans mon pays,
Avec de la chance m’aurait permis
De me faire entendre ?
Mais écoutez-moi,
Car, comme vous…
J’aime nos montagnes,
nos Alpes de neige…
Jeune, sans être riche ni célèbre, Michel Bühler va pourtant prouver que l’on peut se faire entendre. Il a 21 ans en 1966, lorsqu’il écrit Helvétiquement vôtre, chanson politiquement engagée qui suscitera, au moment de sa diffusion trois ans plus tard, quelques indignations. « Je me souviens l’avoir écoutée pour la première fois à la radio quand j’avais 15 ans », raconte André-Daniel Meylan. « Ça faisait péter le poste ! Personne n’avait jamais osé dire ça en Suisse et ça ne passait pas inaperçu. » Certes, le vent de mai 68 souffle en Suisse, mais les idées de gauche de plusieurs membres de la famille Bühler avec lesquels il grandit ont sans doute elles aussi imposé leur marque sur le jeune homme. Un certain esprit contestataire dont il ne se départira pas avec l’âge.
Né en 1945 à Berne, c’est pourtant à Sainte-Croix, dont il est originaire par sa mère, qu’il passera toute son enfance, entouré de nombreux cousins. Chez les Bühler, on a l’habitude de chanter ensemble. Beaucoup. Et « le petit dernier », alors haut comme trois pommes, se souvient son frère Henri de six ans son aîné, s’en allait à la boulangerie Taillaule, en haut de la rue du Jura, où contre une chanson, il recevait un biscuit. Années 50, la télévision n’a pas encore sa place dans tous les salons, et la famille Bühler écoute la radio, les enfants découvrent Brassens, Brel, Ferrat…
Néanmoins, rien ne le prédestine à embrasser la carrière d’artiste, et ses parents sont surpris lorsqu’en 1969, il quitte, après quatre ans d’activité, le métier d’instituteur. C’est pourtant grâce à sa formation à l’École normale à Lausanne qui requiert de savoir pratiquer un instrument, que Michel Bühler s’est initié à la guitare et a commencé à interpréter en public les chansons de ses artistes préférés. Nul doute aussi que sa rencontre à l’issue d’un concert en 1969 avec Gilles Vigneault, artiste québécois qu’il admire et avec lequel il nouera dès lors une grande amitié, lui laissera entrevoir la possibilité d’une carrière dans la musique, mais surtout celle de chanter, lui aussi, son pays.
Des paroles engagées, fortes et sensibles
Installé à Paris depuis le début des années septante, le succès est au rendez-vous avec plusieurs disques 45 tours enregistrés, des chansons-phares comme Rasez les Alpes ou Simple histoire, des tournées et des collaborations avec de nombreux artistes, notamment avec Gilles Vigneault…
En 1979, la Fête de la Chanson romande à Vidy célèbre ses artistes devant un public de plusieurs milliers de personnes. Michel Bühler y côtoiera notamment Jean Villard Gilles, parrain de la manifestation et qui y fera sa dernière apparition sur scène, Henri Dès, Pascal Auberson, Roger Cunéo et André-Daniel Meylan, pour n’en citer que quelques-uns.
Tout en conservant un pied-à-terre à Paris, Michel Bühler se réinstalle à L’Auberson, à la fin des années septante. Ce retour au calme et aux sources, sur la terre de ses ancêtres, sera bénéfique à son activité d’écriture. Car celui qui manie le verbe avec poésie et force pour rédiger ses chansons est aussi un écrivain et dramaturge.
Avec La Parole volée, publié en 1987 aux éditions Bernard Campiche, il s’inspire de l’expérience vécue par sa famille pour évoquer la fermeture des usines de Sainte-Croix. Critique de la mondialisation, roman social, le succès, littéraire cette fois, est au rendez-vous. « Une grande qualité qu’il avait, c’était cette façon de parler des petites gens dans ses romans et dans ses chansons », relève Bernard Campiche, son ami et éditeur. C’est que celui qui est désormais un chanteur mais aussi un écrivain reconnu s’emploie, dans son art comme dans sa vie, à soutenir les causes qu’il estime justes, proches ou lointaines. Ainsi, il participe à des concerts humanitaires en Ethiopie, en Roumanie, se rend en Haïti, dans les territoires palestiniens, à Beyrouth, au Burkina Fasso… Engagé à l’extrême gauche, sans adhérer au parti, il soutiendra Josef Zysiadis, un ami, chroniquera régulièrement dans le journal du POP et dans le Courrier, siégera une trentaine d’années au Conseil communal de Sainte-Croix dans les rangs du Parti socialiste, et sera élu à l’Assemblée constituante vaudoise.
S’illustrant dans la défense du droit d’asile et des sans-papiers, sensible à l’écologie, il aura livré ces vingt dernières années un combat acharné contre le projet du parc éolien dans la région. Très affecté par cette lutte, il en tirera un roman en 2021, Les Maîtres du vent. « Il a été une sacrée locomotive et il va nous manquer c’est sûr, mais le collectif est solide et va continuer sans lui », assure Bernard Campiche, président de l’Association pour la sauvegarde des Gittaz, du Mont des Cerfs et de Sainte-Croix.
Un départ non loin de la scène
Très attaché à sa région et pour faire vivre son identité artistique, Michel Bühler participera également avec ses trois copains du coin, Denis Alber, Le Bel Hubert et André-Daniel Meylan, à la soirée initiale du Carré d’As, en 2001, dont sera issue ensuite l’association éponyme qui continue aujourd’hui à proposer des manifestations musicales à Sainte-Croix.
Si depuis 2018, l’artiste aux multiples casquettes avait progressivement pris sa retraite, il continuait néanmoins à participer ponctuellement à des spectacles et autres projets. Ainsi, jeudi 3 novembre dernier, il était sur scène, une dernière fois. Invité par son ami artiste Marc Aymon pour participer à un concert au Musée du Léman, il a interprété Une Louise dans chaque port, de Gilles. Entouré d’artistes romands, pour certains de la toute nouvelle génération, Michel Bühler n’en était pas moins comme un poisson dans l’eau, bienveillant et généreux avec le public comme avec ses collègues. « Il a retourné la salle », raconte Marc Aymon, encore touché par la présence jeudi d’un artiste qui montrait son soutien en répondant présent tout simplement. « Quand Michel est monté sur scène, il a dit « Je remercie ces jeunes d’accueillir un vieux comme moi ». Mais en fait il était beaucoup plus jeune et moderne que nous d’une certaine façon, et le public était heureux de le voir, de le revoir ».
Aimé pour son authenticité, son grand cœur, et même ses idées bien arrêtées, Michel Bühler aura eu la joie et le privilège peu répandu de pouvoir vivre de son art durant ses cinquante ans de carrière. Affaibli ces derniers mois par des problèmes respiratoires, il n’en continuait pas moins d’avoir des projets, de publication notamment, depuis sa maison à Sainte-Croix.
L’émotion est vive pour son entourage. Nous pensons, notamment, à son épouse Anne avec qui il partageait sa vie depuis 30 ans. La nouvelle de son décès a affecté aussi tous ceux qui avaient l’habitude de le croiser à Sainte-Croix, notamment au Cercle espagnol où il aimait prendre l’apéro et partager avec les gens du coin en toute simplicité.
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