Gros déficit de pluviométrie et canicule impactent fortement la gestion des alpages. Le bétail est abreuvé, souvent avec de l’eau transportée, mais la deuxième pousse d’herbages fait défaut. Une partie des troupeaux sont déjà redescendus.
Au Cochet, l’herbe rase et jaunie ne repousse plus, il ne subsiste que les gentianes étêtées et ça et là quelques minuscules chardons. La septantaine de génisses des exploitants du pâturage, Alain Junod et son fils Olivier, y trouveraient encore à s’abreuver, grâce à une retenue d’eau de pluie d’une capacité de 150 mètres cubes qui alimente trois bassins. « Habituellement, explique Olivier Junod, les génisses et les vaches taries pâturent sur le haut pendant 2-3 semaines, puis on descend le troupeau vers le Couvert et la Casba ». Les deux espaces servent de pâture en alternance, mais cette année, le haut est pelé et par la force des choses déserté par le bétail. Les vaches Swiss Flexvieh pâturent, elles, autour de la ferme.
La situation est inédite. Même en 1976, année de sécheresse catastrophique, on n’a pas connu cela, se souvient Alain Junod.
Réserve épuisée
Au Mont-de-Baulmes, deux étangs ont également été aménagés. L’un d’eux, apprécié des libellules qui le survolent gracieusement, dessert le pâturage de Thomas Glauser. L’eau qui subsiste dans la retenue n’est pas très engageante. « Les étangs subissent aussi les effets de la canicule. Il ne pleut plus suffisamment pour renouveler l’eau, la chaleur et le vent accélèrent l’évaporation et l’eau se réchauffe », dépeint Kim Fiaux, ingénieur en génie rural du bureau Montanum, et responsable des plans de gestion intégrés des alpages. Sur le pré exploité par les Glauser, un puits voisin complète heureusement la ration hydrique. Là aussi, l’herbe est rare et courte, mais le pâturage boisé bénéficie d’un peu d’ombre qui empêche le fourrage de brûler, et huit vaches y trouvent encore leur pitance quotidienne, tandis que les génisses ont été ramenées autour de la ferme.
Deux collègues agriculteurs se partagent l’eau du second étang. Le projet avait été dimensionné pour des génisses, et ce sont maintenant des vaches qui pâturent, avec des besoins supérieurs. L’un d’eux achemine de l’eau deux fois par jour. Grâce au contenu d’une citerne, Julien Philipona a tenu jusqu’à cette semaine. Rencontré lundi, il se préparait également à convoyer le précieux liquide pour remplir sa citerne.
« Les chalets d’alpage disposent généralement de citernes de 30 à 50 mètres cubes, qui collectent l’eau des toits », indique Kim Fiaux. Mais sans renouvellement par des orages ou des averses, la réserve est plus ou moins rapidement épuisée.
Redescendre
Des agriculteurs ont déjà redescendu leurs bêtes deux mois après leur montée à l’alpage. C’est le cas notamment des troupeaux de Daphnée Wieland et de son père Christian Gander de Bullet. Leur cinquantaine de vaches, pour l’essentiel des Montbéliardes, qui avaient pris leurs quartiers d’été le 21 mai à l’alpage du Brelingard, ont retrouvé leur étable aux Cluds le 18 juillet. Elles pâturent actuellement l’herbe qui aurait dû être fauchée en regain. Une solution qui a été préférée à l’acheminement bi-quotidien d’eau et à la montée de fourrage pour pallier un alpage désertique.
« Redescendre a été possible parce que nous avions des herbages aux Cluds », explique la jeune agricultrice. « D’autres collègues y ont aussi songé, mais les ressources manquaient également à la ferme ».
à nouveau le museau dans l’herbe verte, les vaches ont retrouvé le goût de donner davantage de lait. « La production quotidienne par vache est remontée de 18-19 litres à presque 22 litres », précise Daphnée Wieland.
Vincent Tyrode, fromager à L’Auberson, rapporte de son côté que le producteur de lait de l’alpage de La Limasse, Raymond Dériaz, a redescendu cette semaine une grande partie de son troupeau en raison du manque d’herbe dans les pâturages, « du jamais vu ! », s’exclame-t-il.
Retour à la ferme
à L’Auberson, la famille Gueissaz soigne quelque 180 bovins, dont 80 vaches Red Holstein et Holstein. Des laitières qui passent l’été dans les pâturages du Corbet et du Carre, où elles sont traites. Mais pour la première fois de l’histoire familiale, les vaches sont rentrées à la ferme à fin juillet. Elles sont nourries avec une belle herbe qui aurait dû être fauchée et séchée en regain.
Une solution qui ne fait que déplacer le problème, car cet hiver, le regain fera défaut dans la grange. Les agriculteurs sont contraints d’acheter du fourrage, dans un marché tendu par la sécheresse qui règne un peu partout en Europe. « J’ai réservé de la paille et du foin grossier pour les génisses, j’espère l’obtenir », confie Thomas Glauser. Alain et Olivier Junod ont acheté des rouleaux de maïs pour compléter et équilibrer le bol alimentaire de leurs vaches, un second lot est en commande.
Les agriculteurs du Balcon refusent de voir dans la sécheresse actuelle un point de non retour. Eric Gueissaz veut croire à « un rattrapage quand il aura plu », ce qui permettrait de limiter l’achat de fourrage. Daphnée Wieland relève que les foins récoltés sur un domaine de 20 hectares que la famille a repris contribueront à combler le déficit, mais pas totalement. Comme ses collègues, elle constate que la récolte de foin a été de quelque 30% inférieure à celle de 2021. Quant aux regains, quand les surfaces ne sont pas pâturées, ils sont très clairsemés et la récolte est très maigre.
Thomas Glauser a déjà prévu une « rompue », soit de semer une prairie pour qu’elle redémarre bien au printemps. Tandis qu’Alain Junod assure : « Sur les pâturages, l’herbe va repartir, elle est en dormance ».
Taille raisonnable
Sur le Balcon du Jura, « nous avons des troupeaux de taille raisonnable, et nous produisons leur alimentation », exprime en substance Olivier Junod qui pense qu’il sera possible de « faire le pont, même si mon père est plus sceptique », confie-t-il. La situation est plus critique pour les très grandes exploitations qui doivent acheter la majeure partie du fourrage. Le bétail destiné à la boucherie afflue sur les foires. à Croy, deux marchés se sont déroulés la semaine dernière au lieu d’un, et 150 bêtes sont déjà inscrites pour celui du 15 août.
Face à la situation, les agriculteurs agissent sur divers tableaux. Comme l’explique Philippe Maillard, président des syndicats vaudois d’élevage, la plupart font déjà en sorte que le pic de lactation coïncide avec les mois de mai et juin, où les herbages sont abondants et de qualité. Cet été, ils tarissent, quelques semaines plus tôt que prévu, des laitières qu’ils laissent brouter au pâturage. Nombreux sont ceux qui réduisent leur cheptel, en « réformant » quelques têtes, confirment Eric Gueissaz, Julien Philipona et Olivier Junod.
Toute la filière du lait est ou va être affectée par la sécheresse et le manque d’herbage nourricier. « Avec ces fortes chaleurs, mes producteurs ont jusqu’à maintenant toujours assuré la qualité du lait livré, ce qui n’est pas évident », salue Vincent Tyrode. Pour l’instant, les quantités de lait livré sont conformes à la saison « mais cela va certainement se compliquer dès cet automne », craint le fromager de L’Auberson. Les vaches pâturent actuellement dans les regains qui, en temps normal, sont fauchés et séchés pour l’hiver. « Il est évident que ce fourrage – « d’une qualité formidable et difficilement remplaçable » - va manquer dès la mise à la crèche ».
Les instances agricoles ont fait un petit pas en faveur des producteurs, en autorisant par exemple le pâturage en forêt, sous certaines conditions. « Mais très peu d’endroits sont propices ici », confient plusieurs agriculteurs. Alors que les frais d’achat de fourrage et d’acheminement d’eau alourdissent les frais de production, la prime d’estivage complète est assortie de conditions que tous ne pourront pas remplir, malgré la force majeure. « Nous sommes la troisième génération sur le domaine, nous avons appris à connaître et travailler ces pâturages. Il faudrait réunir tout le monde autour d’une table et discuter de solutions », estime en substance Olivier Junod.
De son côté, le fromager Vincent Tyrode s’interroge : « Peut-être que cette sécheresse fera prendre conscience de l’importance de nos ressources et du travail compliqué des agriculteurs ».
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