Olivier Jaccard, dit Taillaule, ferme son dernier magasin, à la rue de l’Industrie. Rencontre avec le boulanger-pâtissier, figure emblématique de Sainte-Croix, un homme de cœur qui envisage de consacrer sa retraite à sa passion pour le chant lyrique.
« J’ai tout fait avec le cœur, j’ai donné sans jamais calculer », confie Olivier Jaccard, qui a fermé mercredi son dernier magasin, à la rue de l’Industrie 21, à Sainte-Croix. À presque 65 ans, le boulanger-pâtissier qui a laissé son empreinte en tant qu’entraîneur de football de deux générations de gamins et qui pratique le chant lyrique depuis une trentaine d’années, s’est toujours laissé guider par son amour des gens et sa propension à faire don de lui-même. « Tu sais qu’enfant, je voulais devenir moine ? », glisse-t-il, alors qu’il façonne avec dextérité une série de baguettes avant de les mettre à lever. Il ne sera pas moine, mais pas loin : « être boulanger, c’est un sacerdoce », confie-t-il. Chaque nuit, derrière la seule fenêtre éclairée du quartier endormi, le fournil devient lieu de méditation pour Olivier Jaccard, et c’est sans doute ce qui donne un supplément d’âme à ses pains.
Descendre les quelques marches qui conduisent à la boulangerie, installée depuis quatre générations à la rue de la Charmille, amène le visiteur dans un espace qui l’affranchit du temps. Installé en 1916, après l’achat du bâtiment, le pétrin de Louis Junod, l’arrière-grand-père d’Olivier Jaccard, est toujours là, au repos et amputé de la poulie et de la courroie qui l’entraînaient. Et si elles pouvaient parler, les robustes machines en fonte encore en service raconteraient la saga de la boulangerie familiale. Louis Junod cède le commerce à sa fille Berthe et son gendre Albert Jaccard, dont le père était tailleur. Un Jaccard sans surnom, c’est comme un pain sans sel. Ce sera donc Taillaule, surnom dont hériteront les boulangers des deux générations suivantes, soit Bernard qui reprend l’affaire en 1963, puis Olivier, patron depuis 2002.
Prix de camaraderie
Enfant dans les années septante, Olivier Jaccard n’a pas conscience que la boulangerie vit son âge d’or à Sainte-Croix, avec la présence de 80 usines et des centaines d’ouvriers, dont beaucoup sont clients de Taillaule. À l’école, c’est un garçon timide, mais déjà soucieux des autres. À tel point que l’instituteur Roger Charlet crée pour lui un Prix de la camaraderie. Ses parents, Bernard et Mady, sont dans le même état d’esprit, quand ils peuvent s’offrir des vacances, ils emmènent avec eux des copains défavorisés de leurs enfants. Sans être des parents copains cependant. « Nous – c’est-à-dire, Corinne, née en 1959, moi, Olivier un an plus tard, puis Nicole en 1965 – avons été élevés au doigt et à l’œil », lâche Taillaule. Homme de caractère, Bernard décide de l’avenir de son fils, alors que ce dernier, au sortir de l’école de recrues, puis de sous-officier dans les troupes sanitaires, se verrait bien travailler dans le médical ou le social.
Olivier avait fait un apprentissage dans la boulangerie, son père a besoin de lui. Le jeune homme revient au commerce familial, plus par respect de la tradition ancestrale que par passion pour le métier. « Elle viendra plus tard », confie-t-il aujourd’hui, avant d’évoquer avec fierté que leur boulangerie a été une première à produire du pain Paillasse, qu’elle fournit depuis des décennies l’épicerie de Bullet et le Denner de Sainte-Croix, qu’elle a livré ses produits dans les usines, les écoles et même à la clientèle privée : « On faisait tout pour bien nourrir nos clients », rappelle-t-il. Il raconte volontiers l’aventure du pain qui remplace le caquelon à fondue, dont la formule a été mise au point en 2009 avec Patricia et Alain Löffel, du chalet d’alpage Le Sollier, mais aussi les baguettes qui ont fait le succès des sandwiches « Taillaule ». « On en a confectionné jusqu’à 25'000 par année ! ».
Aujourd’hui, le plus souvent seul dans son laboratoire, le boulanger se remémore les années où, avec les magasins de la rue du Jura puis de la Charmille, avant la reprise en 1995 de celui de la rue Centrale, le commerce employait jusqu’à douze personnes. Dont Bernard Andrey, dit Titi, fidèle collaborateur pendant 45 ans, mais aussi Mizret Demiri, formé par son père et qui vient encore donner des coups de main. Le patron a formé une demi-douzaine d’apprentis et souvent tendu la main et formé des personnes issues de la migration, dont Samson, un jeune Erythréen, qui a ensuite opté pour un autre métier. Il occupait régulièrement des étudiants, souvent pour
« faire les plaques ». Un job un peu ingrat « mais qui a pu servir de tremplin pour une belle carrière », glisse Taillaule, à l'exemple de celle de Michel Staffoni, commissionnaire du temps de Bernard Jaccard et aujourd’hui chancelier d’État.
Remords
Le boulanger évoque aussi avec un peu d’émotion le carton trouvé un matin derrière sa porte. Il contenait un objet qui avait disparu du magasin depuis un moment, une somme d’argent ainsi qu’une lettre anonyme dans laquelle un homme, pris de remords, s’excusait de l’avoir volé à plusieurs reprises et restituait ce qu’il avait pris.
À quelques encâblures de la retraite, Olivier Jaccard n’a pas de regrets : « ce qui est passé est passé », formule-t-il. Mais s’il pouvait réécrire l’histoire, il changerait volontiers le scénario des dix dernières années, au cours desquelles il a vécu beaucoup d’épreuves. Nicole, Olivier et sa femme Sandrine ont été proches aidants pour Bernard Jaccard lourdement dépendant pendant 18 mois en 2015-2016. Il a dû aussi affronter la mort de Mady Jaccard, en septembre 2018, après un long déclin, puis la pénible maladie de sa sœur Nicole, décelée deux mois plus tard. Nicole, qui gérait le magasin de la rue Centrale et tenait la comptabilité de la boulangerie. Résident en EMS, Bernard s’en est allé en décembre 2019.
Suivront les années COVID, où Taillaule se réorganise pour livrer à nouveau les privés, et la flambée des prix de l’électricité, qui mettent la boulangerie en difficulté financière. Depuis la fermeture du magasin de la rue Centrale, en novembre 2023, l’activité se réduit petit à petit, et le magasin de la rue de l’Industrie fermera à son tour à fin mars. La date de l’arrêt définitif du four n’est pas connue, le boulanger s’étant engagé à continuer à produire ses pains pour l’épicerie de Bullet en avril ainsi que pour le Denner jusqu’à son emménagement dans ses nouveaux locaux à la rue de l’Industrie 21.
Ténor à l’opéra
Pendant les années où il a travaillé avec son père, Olivier Jaccard a pu approfondir sa passion pour le chant. Il suit des cours au Conservatoire d’Yverdon, et intègre le chœur « Horizon », qui prépare l’opéra de Bizet
« Les Pêcheurs de perles ».
Encouragé par sa femme Sandrine et par sa professeure de chant, il passe une audition au Festival d’opéra d’Avenches, et il est engagé. Le jeune homme qui avait rêvé de monter sur scène interprétera tous les opéras montés par le Festival pendant une dizaine d’années, « Aïda », «Nabucco», « Carmen », « La Tosca », « Guillaume Tell »… Il se produira à la Cathédrale de Lausanne, au Paléo, à l’Arena de Genève, etc. La pratique du chant lyrique le fait oublier la fatigue car, quand le ténor rentre à minuit, le boulanger se lève à 2 heures du matin, comme écrit joliment Michel Bühler dans l’ouvrage « Destins croisés », dont le photographe Yves Meylan signe les portraits. Les deux hommes ont partagé une amitié sincère, et souvent uni leurs voix autour de la Stammtisch de la Casba. Olivier Jaccard rappelle en plaisantant que Michel Bühler a commencé sa carrière de chanteur dans la boulangerie de ses grands-parents :
« il passait le matin en allant à l’école voir ma grand-mère qui lui demandait une chanson, il s’exécutait et repartait avec une douceur ».
Alors qu’il chantait « Nabucco » à la Cathédrale de Lausanne, Olivier Jaccard a été repéré par le soliste espagnol Rubén Amoretti, internationalement connu, qui a accepté de lui donner des cours, par Whats’app. « Il faut beaucoup d’humilité quand on prend des leçons de chant », confie Taillaule, pas découragé pour autant, et qui va poursuivre ses leçons. Il enfourchera aussi plus souvent son vélo électrique, et refera peut-être, pour le plaisir, ses pâtisseries préférées, le Saint-Honoré ou l’Eugénie à la framboise.
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